Nier la précarité étudiante, une insulte aux étudiants et à tout le travail accompli

Impossible de ne pas revenir sur les propos tenus par la Ministre de l’Enseignement supérieur, Françoise Bertieaux, le 17 novembre dernier lors d’une conférence de la Fédération des étudiants libéraux. Selon elle, la précarité étudiante serait un concept inventé, inventé par le FEF.

Je dois avouer ma stupéfaction à l’écoute de ces propos. Et pas uniquement du court extrait vidéo diffusé par la FEF, mais bien de l’ensemble de l’intervention dont on a pu prendre connaissance également.

Je me mets à la place de tous ces étudiants qui font la file chaque semaine devant les distributions de colis alimentaires, de ces dizaines d’étudiants que j’ai rencontrés ces derniers mois et qui ont tout simplement dû arrêter leurs études parce qu’ils n’arrivaient plus à les payer, de ces étudiants qui vivent dans des kots qui sont de véritables taudis insalubres.

Nier leur réalité, c’est terriblement violent pour eux !

Et ce ne sont malheureusement pas quelques cas isolés. Ce n’est pas non plus une invention de la FEF.

En 2019, suite à une étude commandée par le gouvernement de la Fédération Walonie-Bruxelles, pas moins de 36 % des étudiants étaient en situation de précarité. Et ça c’était avant les crises du covid et l’explositon des coûts de l’énergie !

En 15 ans, le nombre d’étudiants faisant appel au CPAS a été multiplié par 7. Un étudiant sur quatre travaille pour payer ses études, parmi ceux-ci c’est un sur deux qui continue à travailler durant le blocus.

Dans ce parlement, on ne cesse de parler de précarité étudiante, de faire remonter ces témoignages, de prendre des mesures pour répondre aux difficultés vécues par les étudiants.

Nous avons toutes et tous, à l’unanimité, en ce compris le parti de la Ministre (MR), voté une résolution de lutte contre la précarité étudiante. Nous nous sommes engagés à lutter, à prendre des mesures et à agir à différents niveaux, au premier rang desquels ici à la Fédération Wallonie-Bruxelles.

En tant que Ministre de l’Enseignement supérieur, elle a une responsabilité particulière dans cette lutte contre la précarité étudiante, pour coordonner les actions et mobiliser l’ensemble des acteurs autour de cet enjeu !

Car oui, les étudiants ne sont pas une partie de la population comme les autres. Et la ministre n’est pas une ministre parmi les autres.

La situation de dépendance spécifique des étudiants, elle est bien réelle. Ils se trouvent coincés dans une situation de dépendance à la fois vis-à-vis de leurs parents, quand c’est le cas, qui eux non plus n’ont pas toujours les moyens, vis-à-vis de jobs étudiants parfois très précaires et vis-à-vis d’aides sociales conditionnées à des critères souvent dépassés.

On ne peut pas nier les implications spécifiques de cette situation. D’où ces questions :

  • Comment la Ministre peut-elle affirmer que la précarité étudiante n’existe pas ?
  • Quel message adresse-t-elle à ces dizaines de milliers d’étudiants qui galèrent chaque jour pour manger, se loger, se soigner, payer leurs supports de cours ?
  • Continue-t-elle à mettre en œuvre la résolution de lutte contre la précarité étudiante ?

Extraits de la réponse de la Ministre :

“Je suis à la fois alarmée, inquiète et stupéfaite que des élus de la démocratie prêtent foi et n’hésitent pas à exploiter et à relayer, sans l’ombre d’une tentative de vérification préalable, une vidéo sortie de son contexte et utilisée comme un slogan caricatural ou à des fins de propagande politique, pour désinformer sciemment les citoyens. C’est peut-être une nouvelle manière de faire de la politique et j’en prends acte. Cependant, cela n’a jamais été, et ne sera jamais, la mienne. Je prends également acte des méthodes désormais utilisées par la FEF, dignes des régimes les plus autoritaires. Cela pose évidemment question, car, en tant que seule organisation représentative reconnue des étudiants, la FEF doit rester mon interlocuteur naturel. Or, dans de telles conditions, vous conviendrez que cela devient compliqué. De surcroît, lorsque vous êtes subventionné à hauteur de 422 000 euros d’argent public par an, vous devriez utiliser d’autres méthodes, ne fût-ce que par respect du contribuable.

(…)

La précarité augmente dans la population et elle touche également les étudiants. La précarité touche les étudiants, mais aussi d’autres personnes du même âge. Des jeunes de 20 ans qui n’ont même pas la chance de pouvoir faire des études sont aussi touchés par la précarité. J’ai envie de rajouter que ceux qui n’ont pas la chance de faire des études ne sont pas concernés par toute une série de mécanismes d’aide qui existent pour les étudiants. Si vous êtes étudiant, vous avez accès à une allocation d’études grâce à laquelle vous ne payerez ni votre minerval ni vos supports de cours. Si vous êtes étudiant, vous avez accès aux subventions sociales, en plus des allocations familiales ou des aides du CPAS. Si vous êtes précarisé et que vous n’avez pas la chance de faire des études, vous n’avez pas accès à toutes ces aides financières.

Je pense donc que le concept de «précarité étudiante» est assez artificiel. La précarisation de notre population est préoccupante. Elle concerne les jeunes, mais aussi les mamans qui élèvent seules leurs enfants et les personnes âgées. J’ai moi-même créé une épicerie sociale, dont j’ai été présidente. Les personnes qui fréquentent cette épicerie sont des jeunes, mais aussi des personnes âgées et des mères célibataires. Le fait que la précarité gagne du terrain est une grande préoccupation, surtout dans un pays comme le nôtre, dans lequel ce genre de phénomène ne devrait pas se produire. Je ne peux donc pas me soucier uniquement des étudiants précarisés, en éclipsant l’existence des autres jeunes. Prenons le cas hypothétique de deux frères jumeaux, l’un étant aux études et l’autre non. Celui qui étudie jouit d’une grande chance dont de nombreux jeunes à travers le monde, notamment des femmes, ne jouissent pas. En suivant un cursus d’enseignement supérieur, il pourra bénéficier d’allocations d’études et il accédera aux épiceries solidaires de son campus. Ce ne sera pas le cas de son frère. Parler de précarité étudiante revient, selon moi, à insulter la population non étudiante qui se trouve dans la même situation précaire que les étudiants, mais qui ne bénéficie pas des mêmes aides.

Le raisonnement qui sous- tend la réponse de la Ministre est problématique. Lutter contre la précarité dans son ensemble est une évidence. Néanmoins, en tant que ministre de l’Enseignement supérieur, elle a une responsabilité particulière face aux étudiants. Elle ne peut donc pas nier la précarité étudiante. Le coût des études et le coût de la vie en générale augmentent. Un étudiant sur huit émarge au CPAS; c’est sept fois plus qu’il y a quinze ans. Parmi les jeunes inscrits au CPAS, la proportion d’étudiants est passée de 38 % à 51 % en quinze ans. La précarité étudiante explose !

Dans son intervention, la Ministre a eu l’honnêteté de réitérer ses propos. Le fait de nier la précarité étudiante est une insulte aux étudiants et à tout le travail accompli par la Fédération Wallonie-Bruxelles. C’est un sujet qui nous tient à cœur et pour lequel il nous tarde d’adopter des mesures. Nous avons procédé à des auditions des mois durant et nous avons travaillé sur la résolution interparlementaire visant à lutter contre la précarité étudiante et à améliorer les conditions de vie des étudiants. Notre ambition est d’agir sur tous les types de précarité avec les parlementaires et les ministres compétents. Il reste du travail à faire à tous les niveaux, mais la Ministre a une responsabilité toute particulière. Beaucoup de choses ont été faites et il faut poursuivre cette entreprise. En tant que ministre de l’Enseignement supérieur, elle peut coordonner la mise en œuvre de solutions pour sortir les étudiants de la précarité.